Lunettes de soleil, minois morose, regard perdu dans sa tasse de thé, Aelita a sorti le kit complet du « foutezmoilapaix ». Il a passé une mauvaise nuit et en porte encore les stigmates même si on touche la fin de l’après-midi. Yeux gonflés par manque de sommeil, oui, raison officielle qu’il donnera à qui demande, mais surtout parce qu’il a pleuré comme un veau. Comme le crétin qu’il est, l’abruti fini, le pignouf, le butor… La liste est longue comme le bras.
« T’as foiré en beauté, mon gars. » lui susurre la petit voix narquoise dans sa tête. Jusqu’à présent il se targuait d’éviter avec une certaine habileté les situations qui pouvaient trahir la passion qui lui consume les entrailles mais dernièrement il commence à remettre en doute ses capacités cérébrales. Sa grand-tante Nimue lui fait gentiment remarquer que son thé va refroidir ce à quoi il répond avec mauvaise grâce que le thé glacé ça existe. Intervient alors Mamie Sigrid qui lui rappelle que c’est pas parce qu’il a mal dormi qu’il doit faire son merdeux. Le choix de vocabulaire provoque une inspiration bruyante de la part de grand-tante Ygerne, très pointilleuse sur le langage. Granny Clarissant rétorque pour calmer sa sœur que ça va elle a juste dit merdeux, ça va pas casser trois pattes à un canard. Grand-oncle Logres lui propose de lui réchauffer mais le jeune homme porte la tasse à ses lèvres, avale une gorgée, repose le contenant en faisant la grimace. C’est tiède. Dégueulasse. Chaud c’est bon. Glacé aussi. Mais entre les deux, ça rime à rien. Abrupt, il se lève, verse trois glaçons, s’éclabousse. Merde. S’en est trop, il va finir par chialer, alors il quitte la pièce sans plus de cérémonie. De toute façon il a pas faim. Et s’il reste une minute de plus, il ne pourra pas retenir ses larmes, il faudra qu’il s’explique et il est pas prêt pour ça. Prenant garde à ne pas renverser sa boisson, il s’éloigne et entend derrière lui grand-tante Laudine chuchoter au reste de la tablée « ha bah c’est malin ! ».
La boisson posée en sécurité sur son bureau, il se laisse choir sur son lit, étouffant un grognement dans son oreiller. Il les aime ses vieux, bon sang ce qu’il les aime. D’habitude il leur raconte tout, ou presque, et ils sont de bon conseil. Mais ce secret-là, il n’arrive pas à le partager.
« T’as bien merdé. Bien bien BIEN MERDÉ ! » La petite voix dans sa tête est en forme. Elle s’en donne à cœur joie. Il avait plus ou moins réussi à l’ignorer, à la faire taire mais rien ne lui faisait oublier complètement sa bourde. La scène se rejouait malgré lui encore et encore, parfois avec un ralenti dramatique. Quand il lui arrive un sale truc, il peut pas lutter, il rumine. Ho il a bien essayé de se changer les idées en jouant un peu de la guitare mais il a fini par faire l’intégral des chansons tristes de son répertoire. Et y en a des tonnes. Forcément il a pleuré et la voix érayée par les pleurs c’est peut-être esthétique mais c’est aussi grave déprimant. Il a tenté de dessiner mais tout ce qu’il a produit c’est des méduses échouées sur le sable et il a fondu en larmes. Entre la rétrospective de sa monumentale erreur avec la petite voix en commentaire ou les activités artistiques déprimantes c’est comme tomber de Charybde en Scylla. Même au travail il évoluait tel un spectre, récurant trois fois la même assiette, huilant pendant trois heures le bar. Il a même pas engueulé les malotrus qui marchaient dans le sillage encore humide de sa serpillère. C’est pour dire.
Il ferme les yeux. Très mauvaise idée, il le sait mais tant pis. Si vous n’avez pas suivi les désastreuses aventures d’Aelita Bergman, prenez place, la narratrice va se faire un plaisir de vous résumer la scène. Une journée comme une autre, appréciant le temps passé ensemble. Charmante compagnie, l’ami de toujours, le détenteur de son cœur. L’ambiance est décontractée et il vit sa meilleure vie. Ils sont bien, là, tous les deux. Il voudrait que Fauve ne quitte plus sa chambre, qu’elle devienne la leur et qu’il n’ait plus jamais à lui dire de rentrer chez lui. Ils pourraient de nouveau dormir dans le même lit, en regardant les étoiles et être la première personne qu’ils verraient en se réveillant. C’est une pensée agréable. Presque innocente. Presque. Parce que ça veut dire qu’il pourrait sentir sa peau contre la sienne et ça c’est une pensée très dangereuse. C’est la raison pour laquelle il se refuse à tout contact physique prolongé, lui qui en était si friand autrefois. Une attraction magnétique a toujours existé entre eux. Ils ont besoin de sentir une adhérence, preuve physique et concrète de leur attachement émotionnel. Seulement pour Aelita l’affection n’est plus uniquement platonique. Un léger crépitement se glisse sournoisement sur son derme. Le palpitant s’emballe, la peau a la chair de poule et le pétillement réveille des instincts primaires. Il a connu quelques réveils échaudés à cette idée. Or si Fauve reste trop près, il va entendre son myocarde danser la samba, il va constater ses joues plus rouges qu’à l’accoutumée et les autres bouleversements de son corps. Et il va comprendre. Ce sera le drame. Aelita ne veut même pas songer à l’expression que prendra son visage. La gêne ? Le dégoût ? La trahison ? Ou peut-être … Entraînée dans cette spirale infernale d’angoisse, il n’a pas senti Fauve arriver derrière lui et poser son menton sur son épaule pour admirer son dessin. Un geste anodin, si habituel entre eux. En faisant cela cependant Fauve met le doigt sur un coup de soleil dont il essaie tant bien que mal d’ignorer la brûlure. Aelita sursaute. Un euphémisme. Il repousse son ami avec une puissance insoupçonnée et imprévue. Fauve se casse la gueule. Il ne voulait pas le pousser aussi fort.
Dude, j’suis désolé ! Il se précipite pour l’aider, lui tapote l’épaule et répète en boucle des excuses saupoudrées de « mon pote », « bro » et autres surnoms chelous avec un rire nerveux. Et depuis ce jour y un malaise entre eux. Fin. Baisse de rideau. J’espère que le spectacle vous a plu.
« Un de ces jours, il ne viendra plus te voir et tu seras le seul à blâmer. » L’interlocuteur interne en remet une couche.
« Ta gueule. » lui intime le jeune homme. D’une rare élégance.
Il doit rattraper le coup. Parce qu’à force de jouer au con, il va tout perdre. Alors il vide d’un trait sa tasse de thé. Les glaçons ont fondu. Dégueulasse. Il va dans le jardin et prépare un joli bouquet qu’il dresse sur la table de la cuisine. Il lave la vaisselle et dresse la table pour le dîner. Passe un coup de balai parce qu’il y a toujours du sable dans la maison même s’ils laissent leurs chaussures à l’entrée. Pour demander pardon à ses vieux. Puis il va faire une toilette rapide, évitant le miroir parce qu’il doit franchement faire peine à voir. Aujourd’hui c’est vendredi. C’est soirée pique-nique sur la plage avec Fauve. Rituel depuis que Fauve et Aelita sont synonymes.
Okay… Okay ! Ça va le faire. Tu peux le faire. Il a les mains qui tremblent pendant qu’il prépare son panier. La limonade. Check. Les serviettes de plage. Check. Il essaie de rien oublier. Puis son regard se pose sur son bureau, alors qu’il refait un tour dans sa chambre pour vérifier une énième fois. Le dessin est là, rangé avec précaution. Allez courage mon gars, c’est juste un dessin. Il en a déjà reçu plein d’autres de ta part. Un ruban jaune – évidemment – vient sceller le papier qu’il roule fébrilement. Il marche à vive allure – il sait pas marcher lentement – vers le lieu de rendez-vous avec un horrible pressentiment. Et si… il ne venait pas ? Est-ce qu'il pourrait ne pas venir ? Il a tous les droits de lui en vouloir après tout. S'il ne respecte pas leur rendez-vous ça voudra dire qu'il est vraiment fâché et qu'il a vraiment merdé. C'est pas un dessin qui arrangera les choses. Il a du mal à respirer. Ses mains tremblent de nouveau.
« S’il vient pas, t’aurait l’air bien débile. » Pourvu qu'il soit là. Pitié. Il traine les pieds maintenant. Parce qu’il a la frousse. Ça s’appelle faire l’autruche, merci, il le sait.
« Ou alors il est déjà arrivé et tu le fais poireauter pour rien. » Il accélère l’allure même s’il redoute de se retrouver seul sur la plage. Mieux connaître tout de suite la vérité que de retarder l’inévitable. Suspense insoutenable. Inutile de remercier la narratrice pour ces montagnes russes émotionnelles. Il est là.
« Merci l’univers. » Fauve vient à sa rencontre, le salue en bouffant la moitié des syllabes.
Hey. C’est à peine s’il entend sa propre voix. Comme si parler plus fort allait le faire fuir. Ils se regardent un instant puis Fauve détourne les yeux. Un coup de poignard. Il lui demande s’il a faim. La nourriture préparée par son ami goûte la tendresse et le réconfort. Une saveur inégalée. De quoi lui redonner de l’appétit.
Heu ouais. Cool. Super. J’ai apporté la boisson. Il sort fièrement la bouteille, comme un gosse agitant un trésor. Pas de verre, ils dégustent directement au goulot, « comme des sauvages » qu’ils disaient petits. Prenant place sur la natte de paille qu’il a dépliée, il déboutonne un peu sa chemise. Son sprint lui a donné chaud. Ou alors c’est la sensation de gêne, ces coups d’œil furtifs, ce silence pesant. Les deux probablement. Il tripote l’ourlet de son vêtement qui n’est pas le sien d’ailleurs. C’est celui de Fauve.
Il fait chaud ce soir. « Il fait toujours chaud sur l’île, crétin. »✩₊˚.⋆✩⋆⁺₊✩