Tout commence il y a maintenant une bonne dizaine d'années, sur Lawfort, à quelques rues du rivage. Il a plu la veille et l'odeur de pierre mouillée, émanant des pavés en mosaïque et des vieux bâtiments honorables, se mêle à celle plus âpre du port, entre sel des vagues, sucre du tafia et varech indéfinissable. Et c'est sur le port que notre histoire débute.

Le père de l'un des étudiants est venu en visite, pour s'assurer que tout se passe bien ; il espère rester discret car il a quelques ennemis ici, et s'est vêtu en simple pêcheur pour voyager à bord d'une embarcation sans prétention, entouré d'amis de la famille. Il attend sur le quai alors que le soir tombe. Misérable silhouette encapuchonnée, aux teintes discrètes et au rasage approximatif, il n'attire guère l'attention, mais aimerait mieux que son fils arrive rapidement au rendez-vous. Passer la soirée sur ces quais n'est pas du tout dans ses projets.

C'est alors qu'apparaît un groupe joyeux. Ordinairement, le voyageur se féliciterait de cette ambiance festive, qui attirera l'attention des forces de l'ordre ainsi que des éventuels individus mal intentionnés. Mais il résiste à la tentation d'écraser son gant sur sa face en reconnaissant un grand dadais au centre du groupe, la chanson aux lèvres et le regard flottant dans l'alcool. Dire qu'il l'avait envoyé ici pour lui assurer une scolarité paisible et à l'écart des risques... presque emprisonné pour son bien.

"Il est là !" s'exclame soudain l'étudiant en pointant l'index droit dans la direction de son visiteur. "Vous allez voir, les gars : il chante trop bien !"

"Tu délires Milly, c'est pas ton père ça."

"Xtan... Caisse tu... qu'ten sais ? Tu l'as jamais vu, mon père. Il bouge pas de sa cahute, il a peur des gens," glousse Milgrim d'une voix nettement plus benête qu'autrefois. -Mais chuuut...- Comme quoi l'enseignement a eu au moins un effet sur lui ; à moins que ce soit la puberté.

"Démonstration par A+B. Il est en avance au rendez-vous. Ouibon, à l'heure, c'pareil. Il est bogosse. Il a notre âge. Et il chante trop bien."

Le groupe éclate conjointement d'un grand rire qui secoue leurs épaules grêles. Celles du nouvel arrivant sont agrippées au passage et entraînées en direction de la taverne la plus proche. Fatigué ou non, tant pis pour lui ! Il va devoir s'asseoir à une table marquée de coups de couteau et tout-leur-ra-con-ter. Quelque chose lui dit que la faune locale n'appréciera pas forcément cette fête étudiante qui s'improvise dans leur champ auditif. Et s'ils apprécient, c'est peut-être encore ce qui pourrait arriver de pire.

Il ne pourra pas éviter à ces jeunes gens de s'intoxiquer, c'est clairement déjà bien en cours, mais il peut leur éviter de se ruiner. C'est déjà un début, et ça contredira les indices que sèment son fils à tue-tête, laissant entendre qu'il ne serait pas le citoyen le plus respectable. Remontant ses bésicles sur son nez histoire de faire son âge, il annonce dès qu'il peut en placer une : "Soyez raisonnables, c'est moi qui invite et je n'ai pas ramené toute ma fortune avec moi." Cette tentative de complicité tombe à plat, Milgrim a lancé au mot "invite" une acclamation immédiatement suivie. Bon, maintenant il va falloir surveiller que personne d'extérieur ne s'invite également à leur table.